Lectures erratiques
I.
Travail du vers, de la coupe : un art de l’ouverture, pluriel du moindre mot, de chacun de nous, polysémie, polyphonie. Ainsi :
Je n’ai appartenu qu’à cet instant
qui m’a donné rendez-vous
masqué
et l’adjectif du troisième vers soudain invite en terres énigmatiques : je masqué (larvatus prodeo), instant masqué (quelle menace pourrait dans le temps faire irruption ?) rendez-vous masqué (non, non ma fille, tu n’iras pas danser) et quelque chose s’enchaîne d’un autre vers :
un jour les filles perdent leur ombre
et vient comme une comptine, un air de bal
C’est l’été
Saute poule après ta tête
Grand-mère bourre l’édredon de soleil
et de là une enfance : un canard, dans la mienne, ne la retrouvant s’envola.
Solitude de l’adjectif, encore :
Nous revenons sur les lieux des visages
et ne reconnaissons que les choses
perdues
sont-elles filles & choses perdues ensevelies sous le nous ?
II.
Autre coupe, autre ouverture :
Et de ce lieu d’effroi
naissaient d’autres
effrois plus vastes
Quelle terreur augurale, primale, engendre ces monstres, autres, en nous, qui font terreur plus grande encore. Quel trou noir, quel avant l’aube, l’absence, quel double de porcelaine. Poupées, pupilles, soleils noirs, soleils jumeaux. Visages.
De quelle absence suis-je né
Les doubles gisent au fond de chaque un, chaque une
Tu restes là irréconciliée
les mots noircis
embusqués dans ton silence
Mots noirs, eaux noires, mare nocturne, nightmare.
je dirais aux poupées qui dorment
sans tombeau
N’attendez pas d’ouvrir les yeux
Mare des cauchemars et rêves eau dormante eau piquée de pélicans, je ne sais, mais
Les livres se taisent
refermés sur les mots
et bruissent les langues de page en page. Les livres se taisent, il faut les ouvrir. Ceux-là.
III.
Traduire est un acte de passeur, écrit, après d’autres et comme d’autres, Evelyne Morin, mais passer n’est pas toujours traduire. Ainsi ce que j’écris d’elle, de ses livres, de la langue, de ses langues, ces petites barques entre ses îles, ses ailes, ces petits ponts de mots que je lève entre deux rives ne prétendent pas traduire, mais simplement inviter à ouvrir le silence. Les livres refermés , il faut encore
Recommencer donc
seulement commencer
IV.
La mort-syllabe s’est logée dans le nom, la mort l’augure, le hante et ne cesse pourtant d’appeler le jour ou une nuit incandescente. La mort est l’initiale du nom, son annonce. La mort, la nuit, l’extrême inverse, les poupées, les camions, les trains. L’inventaire du monde, l’inventaire d’un monde, la mort de l’Un (d’un deuil sans dieu) n’est pas la morte-lune.
Le territoire est la carte du territoire, nous le savons, et la carte poétique est l’œuvre. Il faudrait recopier mot à mot le Quichotte, recopier mot à mot toute l’œuvre pour pouvoir la dire, la restituer. Il faudrait pouvoir dire : je vais vous parler des livres d’Evelyne Morin et offrir, en silence, ses livres. Peut-être est-ce à cela que ces lignes tentent de vous convier, à ce geste du don pour répondre à celui de l’œuvre. Don du geste de l’œuvre.
Paul Klee écrit, me semble-t-il en son Traité de l’art moderne, que la seule critique digne d’un tableau devrait être un tableau. C’est ce que je veux tenter ici. Faire poème face aux poèmes, me risquer à cela avec les mots qui ne sont pas les miens, convoquer les mots d’elle, l’autre, la poète pour dire ma gratitude. Il ne s’agit pas de dessiner des courbes de niveaux sur le territoire, nous savons tous nos territoires avec adrets et ubacs avec combes et crêtes, avec abîme et abyme, oxymores, comparaisons, etc. Non, il ne s’agit pas de commenter - souvent cela est comment tuer – ni de faire commentaire – art du comment taire – non il s’agit de mêler ma voix à la voix de l’autre, de tenter de prendre au mot la convocation. Prendre voix avec l’autre.
ombres dans l’ombre du poème
pour et avec e. m.
1.
Je n’ai appartenu qu’à cet instant
qui m’a donné rendez-vous
masqué
La chaise tricote le temps / Parfois la mort perd une maille
...
Les poupées ouvrent les yeux / Sans rêves
...
Les yeux de verre se ferment / Et c’est toujours la nuit
Mais qui me parlera dans le noir
quand je verrai l’amour
s’allumer s’éteindre à l’hôtel d’en face
2.
Avant / il y a les coulisses de l’abandon
...
Le corps consentant à sa mise à mort
Jouissance
du cri
nu
dans la nuit étrangère
Quand viendra le temps d’aimer et de froisser les nuits
Nous ferons l’amour sur les draps
blanchis par la lune
Comme une rivière qui laverait la peur
3.
Nous venons des temps de l’ombre
Une valise pour mémoire
Les convois rayés de cri passent sous la lune
Nous revenons sur les lieux des visages
et ne reconnaissons que les choses
perdues
Je n’ai pas eu d’histoire
J’avance dans la blancheur aveugle d’une tragédie
muette. Le chœur impuissant à dire ma voix
Le monde fait trop de bruit
4.
Ils n’existent plus
les mots dans la gorge
nous n’avons pas nommé les choses
seulement les signes de l’absence
Comme une voix / inouïe / qui s’ouvre
à la voix / d’une autre
Je suis une poupée cassée que j’ai trouvée à l’autre bout des villes
C’est Beyrouth Moi à Beyrouth Je ne sais pas qui je suis à
Beyrouth
Soleil
Les armes sont enfouies
comme des mosaïques sous les herbes
5.
La nuit Cassandre obscurcit les voix
Au milieu des ruines un homme tire sur les morts
Nous ne voyons pas les pierres posées par les corbeaux
Et de ce lieu d’effroi
naissaient d’autres
effrois plus vastes
Bleu irradié
d’un deuil sans dieu
Je
m’emporte avec
cela qui reste
de moi
Fermer les yeux
et la servante veille encore
bien après que le théâtre est mort
Et je continue, là, à t’embrasser, malgré la douleur.
6.
Les filles un jour perdent leur ombre
Je suis ici
détournée
d’un visage
qui n’est pas mon visage
De quelle absence suis-je né
Tu restes là irréconciliée
les mots noircis
embusqués dans ton silence
michaël glück
écrit au monastère de Saorge, jours d’octobre 2010
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