Michaël Glück

Lectures erratiques

 

I.

Travail du vers, de la coupe : un art de l’ouverture, pluriel du moindre mot, de chacun de nous, polysémie, polyphonie. Ainsi :

Je n’ai appartenu qu’à cet instant

qui m’a donné rendez-vous

masqué

et l’adjectif du troisième vers soudain invite en terres énigmatiques : je masqué (larvatus prodeo), instant masqué (quelle menace pourrait dans le temps faire irruption ?) rendez-vous masqué (non, non ma fille, tu n’iras pas danser) et quelque chose s’enchaîne d’un autre vers :

un jour les filles perdent leur ombre

et vient comme une comptine, un air de bal

C’est l’été

Saute poule après ta tête

Grand-mère bourre l’édredon de soleil

et de là une enfance : un canard, dans la mienne, ne la retrouvant s’envola.

Solitude de l’adjectif, encore :

Nous revenons sur les lieux des visages

et ne reconnaissons que les choses

perdues

sont-elles filles & choses perdues ensevelies sous le nous ?

   

II.

Autre coupe, autre ouverture :

Et de ce lieu d’effroi

naissaient d’autres

effrois plus vastes

Quelle terreur augurale, primale, engendre ces monstres, autres, en nous, qui font terreur plus grande encore. Quel trou noir, quel avant l’aube, l’absence, quel double de porcelaine. Poupées, pupilles, soleils noirs, soleils jumeaux. Visages.

De quelle absence suis-je né

Les doubles gisent au fond de chaque un, chaque une

Tu restes là irréconciliée

les mots noircis

embusqués dans ton silence

 

Mots noirs, eaux noires, mare nocturne, nightmare.

je dirais aux poupées qui dorment

sans tombeau

N’attendez pas d’ouvrir les yeux

Mare des cauchemars et rêves eau dormante eau piquée de pélicans, je ne sais, mais

Les livres se taisent

refermés sur les mots

et bruissent les langues de page en page. Les livres se taisent, il faut les ouvrir. Ceux-là.

 

III.

Traduire est un acte de passeur, écrit, après d’autres et comme d’autres, Evelyne Morin, mais passer n’est pas toujours traduire. Ainsi ce que j’écris d’elle, de ses livres, de la langue, de ses langues, ces petites barques entre ses îles, ses ailes, ces petits ponts de mots que je lève entre deux rives ne prétendent pas traduire, mais simplement inviter à ouvrir le silence. Les livres refermés , il faut encore

Recommencer donc

seulement commencer

IV.

La mort-syllabe s’est logée dans le nom, la mort l’augure, le hante et ne cesse pourtant d’appeler le jour ou une nuit incandescente. La mort est l’initiale du nom, son annonce. La mort, la nuit, l’extrême inverse, les poupées, les camions, les trains. L’inventaire du monde, l’inventaire d’un monde, la mort de l’Un (d’un deuil sans dieu) n’est pas la morte-lune.

 

Le territoire est la carte du territoire, nous le savons, et la carte poétique est l’œuvre. Il faudrait recopier mot à mot le Quichotte, recopier mot à mot toute l’œuvre pour pouvoir la dire, la restituer. Il faudrait pouvoir dire : je vais vous parler des livres d’Evelyne Morin et offrir, en silence, ses livres. Peut-être est-ce à cela que ces lignes tentent de vous convier, à ce geste du don pour répondre à celui de l’œuvre. Don du geste de l’œuvre.

 

Paul Klee écrit, me semble-t-il en son Traité de l’art moderne, que la seule critique digne d’un tableau devrait être un tableau. C’est ce que je veux tenter ici. Faire poème face aux poèmes, me risquer à cela avec les mots qui ne sont pas les miens, convoquer les mots d’elle, l’autre, la poète pour dire ma gratitude. Il ne s’agit pas de dessiner des courbes de niveaux sur le territoire, nous savons tous nos territoires avec adrets et ubacs avec combes et crêtes, avec abîme et abyme, oxymores, comparaisons, etc. Non, il ne s’agit pas de commenter - souvent cela est comment tuer – ni de faire commentaire – art du comment taire – non il s’agit de mêler ma voix à la voix de l’autre, de tenter de prendre au mot la convocation. Prendre voix avec l’autre.

 

 

 

 

ombres dans l’ombre du poème

 

pour et avec e. m.

 

 

1.

 

Je n’ai appartenu qu’à cet instant

qui m’a donné rendez-vous

masqué

 

La chaise tricote le temps / Parfois la mort perd une maille

...

Les poupées ouvrent les yeux / Sans rêves

...

Les yeux de verre se ferment / Et c’est toujours la nuit

 

Mais qui me parlera dans le noir

quand je verrai l’amour

s’allumer s’éteindre à l’hôtel d’en face

 

2.

 

Avant / il y a les coulisses de l’abandon

...

Le corps consentant à sa mise à mort

Jouissance

du cri

nu

dans la nuit étrangère

 

Quand viendra le temps d’aimer et de froisser les nuits

Nous ferons l’amour sur les draps

blanchis par la lune

Comme une rivière qui laverait la peur

 

 

3.

 

Nous venons des temps de l’ombre

Une valise pour mémoire

 

Les convois rayés de cri passent sous la lune

 

Nous revenons sur les lieux des visages

et ne reconnaissons que les choses

perdues

 

Je n’ai pas eu d’histoire

 

J’avance dans la blancheur aveugle d’une tragédie

   muette. Le chœur impuissant à dire ma voix

 

 

Le monde fait trop de bruit

 

 

4.

 

Ils n’existent plus

les mots dans la gorge

 

nous n’avons pas nommé les choses

seulement les signes de l’absence

 

Comme une voix / inouïe / qui s’ouvre

à la voix / d’une autre

 

Je suis une poupée cassée que j’ai trouvée à l’autre bout des villes

 

C’est Beyrouth Moi à Beyrouth Je ne sais pas qui je suis à

Beyrouth

Soleil

 

Les armes sont enfouies

comme des mosaïques sous les herbes

 

 

5.

 

La nuit Cassandre obscurcit les voix

Au milieu des ruines un homme tire sur les morts

 

Nous ne voyons pas les pierres posées par les corbeaux

 

Et de ce lieu d’effroi

naissaient d’autres

effrois plus vastes

 

Bleu irradié

d’un deuil sans dieu

 

Je

m’emporte avec

cela qui reste

de moi

 

Fermer les yeux

et la servante veille encore

bien après que le théâtre est mort

 

Et je continue, là, à t’embrasser, malgré la douleur.

 

 

6.

 

Les filles un jour perdent leur ombre

 

Je suis ici

détournée

d’un visage

qui n’est pas mon visage

 

De quelle absence suis-je né

 

Tu restes là irréconciliée

les mots noircis

embusqués dans ton silence

 

michaël glück

écrit au monastère de Saorge,  jours d’octobre 2010