Pierre Maubé

Les paysages de l’exil

 

Une musicalité de poussière goutte des mots blessés d’Évelyne Morin. La fragilité de ses poèmes déconcerte. C’est à peine si l’on ose les relire, s’aventurer à nouveau le long de ces instants d’avant mémoire, de ces brumes frémissantes, de ces miracles devinés.

Il y a un instant, juste avant l’aurore, où le ciel tremble et cherche ses étoiles disparues. Il y a un instant, avant l’orage, où la forêt frissonne de toutes ses présences qui se terrent. Il y a un instant, après l’incendie, où la cendre gémit de toutes ses naissances à venir. La poésie d’Évelyne Morin entrelace ces instants à notre soif de ces instants, à notre attente, à notre désir, à nos tristesses impatientes et notre joie désespérée.

                               Je n’attends que cette attente
                               cernée de visages
                               et de pierres
                               Sous la terre commence l’intense nuit                                (1)

La nuit présente sous la terre, la calme et patiente nuit, la lente désireuse, avec sa mélodie très douce, avec ses cheveux dénoués, avec ses flaques de novembre et ses envols de corbeaux, donne une résonance unique aux poèmes d’Évelyne Morin. A la lire nous devinons (nous le savions, bien sûr, mais comme il est confortable de l’oublier et déchirant de le redécouvrir) que nous sommes en sursis, que nous sommes menacés.

                               Les mauvais rêves traversent les volets clos                        (1)

Faut-il pour autant renoncer ? Victimes promises, ne nous reste-t-il qu’à nous résoudre à une immobilité frémissante, à des sanglots enfouis ? Ce serait méconnaître la singularité de cette écriture. Chaque poème ici fait à la fois entendre un soupir et un cri. De l’amertume naît le premier mot de la colère, la mélancolie est une force noire, et la lucidité, comme le rappelait René Char « la blessure la plus rapprochée du soleil ».

                               Cela vient d’une autre voix
                               comme une résistance à la nuit                                        (1)

Les mots d’Évelyne Morin donnent une musique à l’exil et un visage à la mémoire. Ils sont la cicatrice que le passage des frontières a laissée sur notre peau. Ils sont le regard des statues sans yeux, l’ombre de la maison en ruines

                               comme une signature
                               au bas d’un acte d’abandon                                        (1)

Nous avons été arrachés à la terre natale, nous avons été jetés sur les routes du monde, la guerre nous a pris les jeux de notre enfance, elle a broyé les paysages de nos premiers regards.

                               Il fallut partir,
                               laisser les ombres à la terre
                               et le linge aux rivières (1)

En filigrane, bien sûr, la nuit et le brouillard, les ombres des silhouettes qui s’éloignèrent à jamais dans l’horreur des années 40, leurs valises inutiles au bout des bras.

                               Nous n’avons pas nommé les choses
                               Seulement les signes de l’absence
                               Et nous nous sommes retirés
                               au fond de nos voyages
                               dans des trains qui roulent sans arriver                        (1)

Et depuis… tant d’exils, tant de déportations, tant de voyages vers l’inconnu. Oui, nous sommes nés de cette mort, nous sommes forgés de ce deuil, ce départ nous a essentiellement enracinés. L’arrachement premier nous a donné, à jamais, corps et sens, savoir et faim, vouloir et démesure. Nous ne sommes pas raisonnables. Le ciel est coupé d’oiseaux migrants. Nous sommes des nomades espérants. Nous relisons Dernier train avant le jour car nous croyons, nous voulons croire qu’« un jour », comme disait Antoine Blondin, « nous prendrons des trains qui partent. » Nous prenons le train fantôme que conduit Évelyne Morin, au rythme à jamais étrange de cette mélodie que nous avons voulu oublier, de ces paroles que nous avons cru pouvoir taire, de cette identité que nous avons cru méconnaître.

                               j‘ai appris à partir
                               au centre des départs
                               où les miroirs séparent les visages (1)

Et, peut-être, le voyage et le deuil, les cicatrices de l’absence nous auront-ils enseigné un certain sourire,  comme un acquiescement universel, une acceptation lucide, celle que la falaise blanche murmure aux vagues qui la rongent :

                               Je consens au ciel éclairé de lumière ce matin
                               Je consens
                               à la lumière qui se brise contre l’ombre (1)

Pour permettre à nouveau ce miracle fragile : la rencontre.

                               Nous nous reconnaissons
                               et entrons dans des salles basses
                               Plus de lumière plus d’ombre
                               C’est le lieu pour aimer
                               à la guerre à la mort (1)

Mais chaque rencontre (chaque possibilité d’une rencontre) est une chance et un péril, peut ouvrir sur un aveu, un échange ou un viol. Les rencontres se nouent et se dénouent souvent la nuit,

                               Nuit où se cabre le désir
                               d’expirer l’attente de la nuit (5)

dont l’obscurité ne réunit pas les êtres,

              La nuit des autres fut aveugle à notre nuit
              et nous restons épars devant notre silence
              comme si rien n’avait eu lieu dans la neige brûlée des mots et des visages    (5)

au bout de laquelle, peut-être, il ne reste qu’à accepter l’étrange douceur de la solitude, du silence, de l’immobilité.

                               Seule à espérer
                               la mort
                               du bruit
                               la mort de naître (5)

La tentation de l’ailleurs, fût-il néant, est la plus enivrante de toutes. Elle ouvre toutes grandes les ailes de notre rêverie, élargit notre conscience à la démesure de l’éblouissement ultime.

                               Il faudrait la consolation d’autres mondes
                               pour dérouler la vie encore jusqu’à la perte
                               d’ici dont nous ne savons la blancheur inconsciente (3)

 

                               Un geste blanc
                               Appel ou adieu
                               Au-dessus du feu (2)

Mais il nous faut rester debout, accepter jusqu’au bout la cruauté de l’Histoire, et chaque battement de cœur de chaque histoire individuelle.

                               La mer a séché avec le sang
                               sur les écailles
                               Ce ne sont pas les nuits qui reviendront
                               avec les hommes
                               ramasser les paroles éviscérées des vagues (2)
                       

 

 

Ce n’est pas un hasard si la lecture des recueils d’Évelyne Morin suscite souvent « cet étonnement un peu amer que donne la certitude de la perfection » dont parle Louis Parrot à propos de Pierre Reverdy. On y retrouve en effet, comme chez Claudine Bohi, Gérard Bocholier, Luce Guilbaud, Cécile Oumhani, Pierre Dalle Nogare ou Claude Esteban, l’accent, le ton, la densité, la pudeur de l’exilé de Solesmes. Un écho familier y résonne, celui de « La Lucarne ovale », des « Jockeys endormis », de « Plupart du temps » ou de « Main d’œuvre ». Il est heureux que notre temps ne soit pas seulement celui d’une écriture solipsiste, de jeux formels interrogeant le langage jusqu’à épuisement.

Ici, bien au contraire, chaque poème est interrogation, colère à demi-mot, fouaillement sans relâche du silence épais qui nous environne, de cette brume grise à qui nous refusons le droit de nous noyer. Ici l’inquiétude est sœur de l’ironie, le désespoir est le commencement de la révolte.

                               les vivants se déshabillent des lambeaux de la foi
                               qu’ils n’ont jamais eue
                               La langue rouge pendante
                               ils halètent lèchent la terre jusqu’à perdre âme
                               Des fils de fer dans la bouche ils embrassent le vide
                               Les lampadaires veillent même les oiseaux
                               Un ange monte la garde
                               Et si d’autres silences sont plus forts
                               nous les pendrons aux lumières
                                 (6)

Les mots sont des ongles qui creusent. Les mots crèvent les yeux aveugles du silence. Les mots ne se résignent pas à l’injustice. Et la géographie intime d’Évelyne Morin expose au jour les villes martyres, égrène leurs noms couleur de guerre civile et de bombardements : Belfast, Bagdad, Szrebenica… et ce lieu qui est peut-être le lieu ultime de la folie humaine, ce lieu, disait Andrée Chedid,  « impossible à nommer, impossible à ne pas nommer » : Beyrouth, ville au sang de béton, évoquée tout au long du splendide recueil N’arrêtez pas la terre ici :

                               Ils ne veulent pas mourir
                               les hommes
                               qu’on arrache à la terre
                               Ils embrasent les signes
                               de leurs gestes d’adieu
                               Ils ne savent pas mourir
                               en silence
                               Les heures qu’ils n’ont pas vécues
                               nous rattrapent
                               Nous ne savons qu’en vivre (4)

 

Les sortilèges quotidiens, présages ou menaces, sont les échos de légendes très anciennes, de cette marée que nous croyons intemporelle, de ce temps imperceptible qui nous traverse et nous emporte.

                               Aux compagnons de peste
                               on partageait la noce
                               en cortège dévêtu
                               sur la route déroutée                      (5)

 

Il y a des poètes qui nous jettent sur le papier blanc pour y déverser des mots d’enthousiasme et de fièvre.
Il y a des poètes après qui l’on s’interdit d’écrire.
Évelyne Morin est cette sœur aînée qui prend notre main orpheline et nous accompagne sur le chemin des paroles devinées.

 

= = = = =

 

Pierre Maubé,
juin-décembre 2010.

 

 

Recueils évoqués :

 

(1)       Dernier train avant le jour    (éditions Le dé bleu, 2001, 78 p.)
(2)       Non lieu provisoire                         (éditions Cadex, mars 2007, 74 p.)
(3)       Rouge à l’âme                                       (éditions Potentille, mai 2007, 22 p.)
(4)       N’arrêtez pas la terre ici             (éditions Le Nouvel Athanor, juin 2007, 68 p.)
(5)       Cela, fulguré                                       (éditions Gros Textes, septembre 2007, 56 p.)
(6)       Un retour plus loin                  (éditions Jacques Brémond, novembre 2007, 64 p.