DIÉRÈSE n°85
Automne 2022
Évelyne MORIN UNE LUMIÈRE INCERTAINE
Éditions Unicité, 2022, 118 pages, 13 Euros.
Évelyne Morin nous revient. Elle manquait à la poésie. Qui mieux qu’elle pour parler de « ce qui est…/ en suspens au bord du vide/ miné par l’instant » ? Voix pénétrante qui nous ouvre, en ombres d’encre, des espaces non cartographiés, traversés d’insolites tombées de lumière. Mais une différence essentielle est creusée : ne confondons pas, dit la poète, l’espace du dire, (là où tout discours peut se donner libre cours) et le lieu de la parole (là où cette parole faible, hésitante, errante, peut seule avoir lieu), l’espace de la coexistence et l’espace de la rencontre.
Une poésie hors lieu (et hors temps, mais nous y reviendrons) se met en route : elle brouille les lignes de démarcation entre nuit et jour, présence et absence, ici et ailleurs. Elle est à la fois du seuil, où veille l’attente, et du passage, où prend vie l’errance. Mais « l’autre toujours nous attend/ plus loin que nos demeures » et « les êtres de passage ont disparu ».
Dans le pays d’Évelyne Morin rôdent des ombres affamées de souvenirs, règne la « plénitude de la soif au désert/ lorsque la nuit des étoiles/ suspend un temps le chemin ». La poésie est ici un territoire nu et fécond, fécond parce que nu, dépouillé, à la fois ouvert et livré à lui-même. Pays ressenti et perdu, dont le nom ne peut se saisir que dans le silence. Et ce silence nécessite des mots adaptés à lui, des mots faits pour mettre au jour ce qu’il dit de lui-même.
Alors la poète appelle les mots par leur nom, jusqu’à ce qu’ils répondent. Et l’écho de cet appel rebondit sur les parois du vide (« ce mot qui se cherche/ là dans le vide »), ce vide avec lequel elle pérennise un dialogue qui nous fait comprendre que notre existence ne repose sur aucune essence. Jeu avec le mystère de notre présence au monde, avec les vertiges devant ce mystère. Jeu qui ne peut se pratiquer qu’en solitude («la solitude est plus grande seule sur fond de ciel »). Évelyne Morin accomplit ainsi un peu commun travail d’absence. Et qui donc est concerné ? La mort en premier lieu, compagne omniprésente, à la fois dans le souvenir (les horreurs de la guerre, perpétuelle anamnèse dans son œuvre), mais aussi au-delà d’une éternité entendue ici non au sens de la durée, mais à celui de l’intemporalité (« le silence/ ange gardien d’une tombe/ délavé par le temps/ longtemps après la mort/ et la fin de la mort »). Le noir, qui fait côtoyer tous les possibles, renvoie la lumière (« un jour la vie sera là/ à côté comme une fête/ dans le noir ») et protège des fureurs du monde (« rallumer le noir/ à la lumière/ derrière la porte// et disparaître »). Et le Perdu (avec un grand P) avec lequel la poète tisse une relation unique, parce qu’elle le sait : c’est la perte qui nous aide le mieux à nous souvenir.
Et ce travail d’absence est si prégnant, si profond, qu’il ne peut conduire qu’à l’éveil. Or l’éveil, chez Évelyne Morin, a forme d’exil, cet exil ici addition d’ombres, cet exil qui, réinventant à chaque page passé et futur, redessine les frontières, faisant cohabiter la perte et la fête, la source et la soif. Et cette échappée vers des territoires où règne l’incertain (« chaque chose meurt qui devient certitude », se plaçant ainsi dans les pas de Villon pour qui « rien ne m’est sûr que la chose incertaine »), cette échappée échappe elle-même à la poète, l’entraînant à refuser le déjà tracé : il n’y a de chemin poétique pour elle que celui qui surgit sous chaque instant de son avancée. Évelyne Morin marche, et ses racines sont dans ses pas. Elle n’a d’autre toit qu’elle-même, et son Ithaque, (jamais atteinte par bonheur, mais en permanence frôlée, regardée : la notion de lieu n’est-elle pas bâtie avant tout sur l’idée du regard porté ?) est l’indicible. « Le chemin s’est perdu en chemin » : l’égarement est le chemin lui-même. À travers les cris des corbeaux et les fantômes de l’enfance, sur les sentiers de bruyère (« Odeur du temps brin de bruyère/ et souviens-toi que je t’attends » : Apollinaire, elle avance comme elle le ferait dans les décombres de villes dévastées, et ces décombres sont les fondations sur lesquelles elle bâtit une esthétique de l’imaginaire.
Et elle ne se contente pas de marcher. Elle guette aussi, aux confins de la vie et de la mort. Derrière les souvenirs prégnants, les présences éphémères, la Peur originelle (qu’on pourrait ici nommer Effroi). Elle guette, et son regard devient tension entre ce qui s’affirme et ce qui s’efface. Elle guette, et le temps s’échappe des horloges pour devenir nuit (« entre temps réel et temps disjoint/ la nuit des morts avance »). Temps non linéaire permettant de transfigurer ce qui se trouve sous notre regard (et peut-être, en conséquence, le regard lui-même). Temps où les différents temps se superposent, se dissolvent, se régénèrent. Et si ce temps devient nuit, c’est parce que c’est la nuit que l’on comprend que l’instant est primordial. Parce que la nuit est habitable.
Évelyne Morin écrit dans l’improvisation de la trace et la scintillance du souvenir. Sa poésie fait entendre plus que des mots ou des sons, plus même que le silence. Cela s’appelle la beauté. Celle-ci a-t-elle été recherchée ? Sans doute pas. Les poèmes d’Évelyne Morin sont d’une extrême humilité. Et c’est justement cette humilité qui les fait à la fois cime et gouffre, qui permet d’aborder les confins du langage, là où les blancs du texte relaient les mots, marquant des pauses où l’impuissance à dire se repose. La beauté pousse ici l’exploration au-delà du réel, aidant le lecteur à retrouver en soi ce qui n’existe plus. Elle passe entre les lignes comme au ralenti, sans urgence et sans pesanteur. Quintessence de la lumière que peut diffracter une langue venue sans doute tout droit du pays des ombres.
Jean-Louis BERNARD
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